Les enjeux auxquels l’action publique se trouve confrontée ne cessent de se multiplier : difficulté à saisir la dématérialisation des données personnelles, nouvelles dimensions des migrations, influence de nouveaux opérateurs publics et privés. L’objectif des chercheur·e·s du CERAPS, dans ce contexte, consiste à dégager les figures juridiques et politiques dans lesquelles cette action publique s’incarne et se reconfigure. La pluralité des terrains d’expression de cette réorganisation conduit à interroger différentes échelles (européenne, locale mais aussi transnationale) qui impliquent des outils disciplinaires et méthodologiques différents. La dimension souvent informelle – c’est-à-dire peu visible et difficile à appréhender – de ces processus oblige également à une certaine inventivité. Elle invite également à ne pas s’en tenir aux terrains ou objets balisés.

Pour observer la reconfiguration entre les échelons local et européen, le projet emblématique du laboratoire s’avère être le réseau OLA (constitution d’un réseau entre universitaires européens et praticiens sur la question des collectivités locales). Durant la période 2018-2021, le développement géographique de ce réseau va se poursuivre, pour couvrir la totalité des États membres du Conseil de l’Europe et impliquer des équipes au niveau international (une quinzaine existe déjà hors d’Europe, principalement en Afrique). Cet observatoire constitue un outil exceptionnel pour analyser les mutations du droit et des politiques publiques locales sur les grands enjeux précités.

Les travaux d’OLA constituent en quelque sorte un fil rouge complété par des recherches en sociologie et en droit. Il s’agit de dégager les figures de la reconfiguration de l’action publique et leur influence sur les échelons locaux, nationaux et européens.

 

Cette étude ne saurait négliger les facteurs de reconfiguration qui traversent ces différentes échelles : influence de l’intelligence artificielle, question de la dématérialisation des données, etc. Plusieurs projets menés par des chercheur·e·s du CERAPS portent notamment sur les mécanismes de surveillance intelligente des foules par la vidéo-protection, la biométrie, les drones et plus globalement l’utilisation des données personnelles des citoyen·ne·s. Dans un contexte de délégation toujours croissante au secteur privé de missions contribuant à la protection de l’ordre public, la question de la régulation de ces processus se pose. Au-delà des seuls enjeux juridiques, il s’agira de définir les compétences qui demeureront à l’avenir réservées à la puissance publique.

 

Les travaux menés sur les redéfinitions des politiques universitaires contribuent également à la réflexion du CERAPS sur la reconfiguration des échelles d’action publique. Il s’agit d’abord de questionner l’intégration régionale au-delà du cas européen. Après une comparaison des mécanismes de coopération dans le domaine de l’enseignement supérieur en Europe (UE et processus de Bologne) et en Asie du Sud-Est (ASEAN) (Projet franco-singapourien Université de Lille-Nanayang Technological University Singapore, financé par un PHC Merlion 2014-2016), ces recherches portent sur un dispositif de « policy dialogue » interrégional UE-ASEAN, appréhendé comme une arène d’action publique transnationale au sein de laquelle se formulent des modèles et des recettes d’action publique et circulation des professionnels transnationaux. Il s’agit ensuite d’analyser la façon dont la reconfiguration des échelles d’action publique est imbriquée à une ré-articulation de l’agencement entre domaines de politiques publiques. Dans le projet H2020 S4D4C qui vient de commencer (2018-2021, Using Science for/in Diplomacy for addressing Global Challenges), la focale porte ainsi sur les interfaces entre science et diplomatie. Deux enquêtes en cours permettent d’ailleurs d’analyser ces interfaces pour le domaine de la cyber-sécurité (France, Allemagne, République tchèque) et de la sécurité alimentaire (UE).

L’analyse des conflits violents et des politiques associées (aide, sortie de conflit, pacification) interroge les reconfigurations de l’action publique dans des contextes souvent fortement internationalisés. Les réflexions qui en découlent s’articulent donc à des questionnements théoriques plus généraux sur la production de l’ordre politique, au niveau local, national et international, mais aussi à des interrogations méthodologiques importantes. Ces thématiques possèdent un fort ancrage au sein du CERAPS. Les chercheur·e·s du laboratoire abordent ces problématiques à partir d’angles d’approche divers : transformations des mondes de l’aide, mutations de l’action publique en contexte de crise, métamorphoses des régimes de coopération internationaux ou encore articulation entre développement, aide humanitaire et globalisation capitaliste.

Le projet ANR Post-war agrarian capitalisms: a comparative perspective (PWACCOP) étudie l’articulation entre les politiques de sortie de conflit et les politiques foncières. En effet, si l’action publique sur la propriété de la terre fait partie des outils de résolution des conflits couramment utilisés dans diverses situations de guerre civile, cette ressource se trouve au cœur des politiques de post-conflit, en ce qu’elle justifie l’action des grands bailleurs, redéfinit la place des entreprises et conduit à des stratégies de captation par divers acteurs politiques dominants. Ce contrat ANR, démarré en novembre 2017, intègre dans son équipe des chercheur·e·s au Chili, en Côte d’Ivoire et à Bruxelles. Il a en outre financé un contrat postdoctoral sur l’articulation entre politiques foncières et politiques du genre en Côte d’Ivoire.

Par ailleurs, à l’initiative de plusieurs chercheur·e·s et doctorant·e·s, les politiques d’assistance, dans les domaines de l’urgence (humanitaire et sanitaire) et de l’aide au développement, feront l’objet d’un suivi régulier pour dresser un tableau des transformations, engagées depuis le début des années 2000, qui se poursuivent à l’échelle de la France (la récente stratégie humanitaire nationale), de l’UE ou des Nations Unies (suite au sommet humanitaire mondial). L’actualité internationale, malheureusement très riche sur ces questions (autour de la Syrie, du Yémen, du Sahel notamment), devrait permettre l’organisation d’évènements scientifiques susceptibles d’ouvrir un espace de dialogue et de réflexion entre monde académique et praticiens. Les enjeux autour de la protection des populations civiles, de la sécurisation des espaces humanitaires et de la mise en œuvre du « nexus humanitaire/sécurité/développement » peuvent initier des collaborations interdisciplinaires fécondes. Tout en cherchant à contextualiser rigoureusement les études critiques dans ce domaine, les politiques de l’aide seront questionnées dans leurs reconfigurations globales et permanentes.

Les interactions politico-stratégiques et opérationnelles entre acteurs civils et militaires feront l’objet d’une attention particulière. Ainsi, suite au séminaire « Perspectives internationales et européennes : Paix, Sécurité, Défense », plusieurs pistes de réflexion développées au sein du CERAPS réfléchissent à l’émergence d’un modèle européen de prévention, gestion et sortie des conflits internationaux. Suite au manque d’engagement de l’UE sur les enjeux de défense et de sécurité dans les années 1990 et 2000 au profit de l’Alliance atlantique, le nouveau contexte stratégique interpelle l’UE et ses membres. Jusqu’alors sollicitée pour son expertise en matière de gestion civile des crises et des défis du post-conflit (autour des enjeux de la justice transitionnelle), l’UE s’est progressivement dotée de nouveaux instruments et de compétences donnant lieu à de nouvelles dynamiques institutionnelles et politiques. Des représentations sociales convergentes entre agents ou encore la création d’espaces de coopération militaire semblent pouvoir faciliter l’émergence d’une « culture stratégique » commune.

Enfin, deux thèses en cours abordent la question des conflits et de leur régulation de points de vue très différents, la première à partir d’une sociologie de l’Agence internationale de l’énergie atomique, la seconde depuis une étude localisée sur les relations de pouvoir autour des mines d’or au Mali et en Guinée.

En choisissant comme point d’entrée le territoire, un troisième ordre de questionnement vise à comprendre comment des inégalités et des discriminations multiples se combinent. Il s’agit là d’examiner les catégories et les concepts qui permettent de décrire et de définir ces rapports sociaux selon trois dimensions.

Différenciations territoriales

Une part importante des recherches menées au CERAPS interroge en effet les liens entre formes plurielles d’inégalités et territoires, notamment en prêtant attention à la production des inégalités entre territoires et populations. Le livre collectif Sociologie de Lille (2017), auquel deux enseignants-chercheurs du laboratoire ont participé, a très largement développé cette perspective, en s’appuyant sur l’étude d’une agglomération qui, avec Marseille, apparaît comme la plus inégalitaire de France. Ses auteur·e·s entendent continuer à explorer les liens entre gouvernance territoriale et production/reproduction des inégalités socio-économiques. Le projet du collectif EBAM (Études des bassins miniers) vise à étudier en ce sens les recompositions des territoires miniers. L’enjeu est dans ce cas de voir comment, dans le contexte d’un bouleversement radical de la base productive de ces territoires, les politiques publiques sont redéfinies. Ce projet entend donc saisir par le haut les ressorts du changement et des permanences de l’action publique sur le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais. D’autres recherches, qui analysent par exemple un projet de réhabilitation urbaine financé par l’Union européenne et porté par la Mairie de Lille autour des questions alimentaires, s’inscrivent également dans cette dynamique. En questionnant la manière dont le politique fait l’alimentation et façonne les individus et les territoires, elles mettent en évidence les risques potentiels de gentrification urbaine que peuvent contenir les politiques d’alimentation durable et la promotion du « bien-manger ». Le projet Worklog, financé par l’ANR, comprend quant à lui une étude des systèmes productifs infrarégionaux situés dans l’ancien Nord-Pas-de-Calais et le Bundesland de Rhénanie-du-Nord-Westphalie pour saisir comment sont encadrées localement les transformations du capitalisme. Plusieurs travaux menés au sein du laboratoire ont pour objet les processus de ségrégation socio-spatiale en procédant de manière comparatiste, que ce soit à l’échelle internationale (notamment en examinant les formes d’appropriation et de patrimonialisation de deux littoraux, les plages dans la baie de San Francisco et la presqu’île de Saint-Tropez) ou à l’échelle européenne (par exemple sur l’espace social européen et le rapport entre classes sociales et nations). 

Politiques de la discrimination

Une deuxième ligne de questionnement s’attache à analyser le sens sociopolitique des discriminations en conjuguant une étude de leurs logiques de production, des politiques qui visent à les combattre et des expériences d’assignations identitaires qui leur sont liées. Plusieurs de ces travaux s’appuient sur une approche intersectionnelle, attentive à l’articulation (plurielle et située) des principes de hiérarchisation que sont notamment la race, le genre et la classe.

Les travaux menés entre la France et le Québec sur les nouvelles politiques du logement social combinent ainsi une approche archivistique permettant de retracer les évolutions des politiques du logement social sur le temps long (1970-2010) et l’observation directe d’espaces (bailleurs sociaux, politiques publiques locales en France, coopératives d’habitation au Québec, Corporation d’habitation HLM) dans lesquels se déclinent et s’observent ces nouvelles politiques publiques, aux effets discriminatoires. Le projet ANR EODIPAR interroge de concert les conditions de production des politiques publiques antidiscriminatoires (militantisme institutionnel, relations avec la société civile, logiques de financement, etc.), et les formes de régulation, contrôle, discipline et répression à bas bruit des mobilisations des groupes minorisés par les pouvoirs publics. D’autres travaux ont pour principal axe d’analyse les processus de racialisation dont ils examinent la thématisation et la (non)-reconnaissance par les pouvoirs publics quand il s’agit de mettre en œuvre une action publique antidiscriminatoire dans différents pays européens. Ses recherches saisissent également l’actualisation de ces processus dans les pratiques administratives (au cours de la procédure de naturalisation par exemple) ou dans des interactions quotidiennes (entre exilé·e·s et riverain·e·s désirant leur offrir l’hospitalité). Toutes ces enquêtes en cours s’inscrivent également directement dans le cadre du Laboratoire international associé, et notamment du volet qui vise à explorer les effets non intentionnels ou illégitimes socialement de l’action publique.

Institutions et sujets

En proposant une sociologie de l’État, plusieurs des recherches menées au CERAPS mettent en lumière les formes de production des inégalités dans le rapport qui lie des sujets à des institutions. Là encore, l’un des enjeux est de voir comment le(s) territoire(s) joue(nt) dans la production de ces inégalités. L’ANR PROFET questionne le rapport différencié au droit et à la justice selon les classes sociales. Des enquêtes portant sur les représentations et les pratiques de l’institution judiciaire, avec un intérêt particulier pour les contentieux liés au travail et au logement mettent en évidence les formes inégalitaires face à l’État. D’autres recherches menées au CERAPS prennent pour objet l’accueil des exilé·e·s en Allemagne et plus particulièrement à Berlin. En suivant le parcours des migrant·e·s et le traitement administratif qui leur est offert dans les diverses institutions qui forment la chaîne de l’accueil, ces travaux interrogent les liens entre les politiques d’accueil mises en œuvre par l’État fédéral et le Land de Berlin et les formes de confinement ou de relégation que subissent les exilé·e·s. Une étude du Haut Comité aux Réfugiés (HCR) analyse pour sa part les relations sociales et les pratiques bureaucratiques qui sous-tendent le fonctionnement de cette institution tout en montrant comment ce type particulier d’organisation dessine un « gouvernement international des réfugiés ».