Axe 1 : Gérer le vivant. Action publique et mobilisations

Responsables : Magali Dreyfus, Caroline Huyard, Mathilde Szuba

Cet axe prolonge et renouvelle les questionnements de l’axe Santé, Corps, Environnement du dernier quinquennal. Il aborde le vivant comme un ensemble d’entités qui ont leur logique propre (comme la biodiversité ou les bactéries) ou qui interviennent dans des processus de transformation ou de traitement de la matière (comme l’énergie ou les technologies numériques), et dont la gestion devient un enjeu pour les communautés humaines. L’intégration et la prise en charge du vivant contribuent ainsi à matérialiser le politique dans des contextes en profonde recomposition. Ainsi, les contraintes écologiques (dérèglement climatique, perte de biodiversité, migrations climatiques, perturbation des cycles biogéochimiques…) remettent en cause les conditions de production de politiques publiques. Ces contraintes présentent notamment des enjeux de temporalité (réversibilité/irréversibilité), de gouvernance (expertise/représentation, parties prenantes) et de capacités d’action (financements, normes juridiques, responsabilités, évolutions managériales…). Ces questionnements contribuent à revisiter le fondement et la fabrique des politiques publiques à partir des problématiques environnementales et sanitaires en s’intéressant tout à la fois aux formes d’instrumentation de ces politiques publiques (1.1) et aux acteurs qui les font évoluer et se redéployer (1.2).

1.1 Conditions d’une instrumentation environnementale et sanitaire des politiques publiques.

Les contraintes écologiques participent et accompagnent trois évolutions centrales, qui portent sur les conditions de la fabrique de l’action publique locale : l’intensification managériale des politiques, les transformations des instruments de l’action publique et les conditions de production de l’expertise.

Cette première dimension aborde l’emprise croissante des systèmes techniques et des marchés dans les politiques publiques afin de saisir en quoi elle modifie l’appréhension, la construction et la gestion du vivant. Cette emprise induit des évolutions conceptuelles : approche comptable (faire l’inventaire), monétaire (mesure de la valeur) et temporalité (court terme/long terme). Le secteur de la santé a historiquement été précurseur dans cette évolution et son analyse continuera d’être au cœur des travaux du Ceraps. Les exigences de contrôle, de mise au point d’indicateurs et de systèmes d’évaluation se trouvent renforcées par les transformations des modes de financement. Ainsi, les dépenses de santé doivent de plus en plus répondre à des logiques comptables pour l’évaluation des conditions d’intervention. Ces concepts font également l’objet de transferts dans d’autres contextes institutionnels, comme c’est le cas pour la mise en place de la Couverture Maladie Universelle en Côte d’Ivoire. L’essor de notions telles que le « système terre », les « services écosystémiques », les mesures compensatoires, les « planetary boundaries » tendent également à produire de nouvelles normativités. Celles-ci sont incorporées par les acteurs territoriaux (transition énergétique, croissance verte…). Des travaux portent sur les conditions de construction de ces politiques, notamment autour de la valeur du vivant.


Les recherches portent sur l’évolution des outils utilisés. Deux orientations se dégagent. 


La construction et la mise en place d’indicateurs.

Dans le domaine de la santé, la question de l’observance médicamenteuse (prise des médicaments conformément aux prescriptions médicales) est abordée comme un problème de mise en place de routines de fiabilité par les patients et de validation de ces routines par des indicateurs cliniques. Ce travail s’inscrit dans une recherche plus large sur le rôle des habitudes dans la persistance ou la transformation des comportements ayant une incidence sanitaire ou environnementale, et notamment les comportements alimentaires. 

Dans le domaine environnemental, les projets InSERCAT (2017-2019 ITTECOP, Ministère de la transition écologique) et Influbio (Infrastructures fluviales et biodiversité aquatique, 2017-2019 ITTECOP, Ministère de la transition écologique) analyseront la production d’indicateurs d’efficacité visant à concilier développement et réduction des pertes de biodiversité. InSERCAT aborde les modalités d’intégration de ces mesures dans les politiques d’aménagement du territoire et étudie les enjeux de rééquilibrage que cela implique, en suivant l’idée que l’intégration est devenue une condition de l’efficacité écologique de la séquence ERC (Éviter-Réduire-Compenser) sur le long terme. InFlubio se concentrera sur la biodiversité aquatique dans un contexte de réformes politiques (loi biodiversité, loi sur l’eau, fusion des régions) et d’austérité budgétaire. Une réflexion plus générale sur l’évolution des outils juridiques face aux contraintes écologiques complètera les recherches sur les indicateurs. Comment la durabilité se construit-elle dans les instruments juridiques qui pèsent sur les orientations des politiques publiques ? Les limites planétaires peuvent-elles être traduites dans la règlementation ? La notion de « transition énergétique », consacrée par le législateur français, propose ainsi de transformer le modèle économique et social au niveau national et territorial à l’aune de principes écologiques dont il faudra apprécier la mise en œuvre.

Le rôle des acteurs mobilisés dans l’élaboration de ces instruments, et notamment des acteurs privés.

Le projet InFlubio examine les conditions de construction de la compensation écologique, notamment au regard de l’intervention des acteurs privés. L’investissement des opérateurs privés est aussi central dans la gestion des technologies mobiles dans le domaine de la santé, ce qui soulève des interrogations sur les dimensions contractuelles de cette information et sur la gestion des données personnelles. Ce dernier aspect associé à la monopolisation des informations et des technologies par le secteur privé dans le cadre de leur participation à la mise en place de « villes intelligentes » pointe également la nécessité de l’analyse juridique. Dans le secteur agricole, la cogestion locale des politiques agricoles questionne la capacité réformatrice de ces dernières, notamment dans la prise en compte des contraintes environnementales. Comment les acteurs de l’agro-industrie s’approprient-ils ces enjeux et comment cela infléchit-il les orientations de la cogestion ?

Les   contraintes   environnementales   et   sanitaires   interrogent   les   conditions   de production de l’expertise. Trois cas de figure seront plus particulièrement étudiés. 


La concurrence des experts.

De  nouvelles  catégories  d’experts  émergent  et  s’opposent  au  sein   de   luttes définitionnelles dont l’enjeu est in  fine l’établissement de normes d’intervention sur les  comportements  ou  le  vivant.  Un  projet  collectif  de  jeunes  chercheuses  entend mener  une  analyse  constructiviste  du  travail  ordinaire  jalonnant  les  activités  de procréation, de maîtrise de la fécondité et d’«élevage» des êtres humains . À partir du cas du foncier rural en Afrique dans deux pays (Bénin et Rwanda), une recherche doctorale  interroge  la  concurrence  entre  acteurs  institutionnels  et  privés  (ONG internationales et locales) dans la définition de la ressource foncière.

L’entrée de nouveaux experts dans le politique.
L’identification de nouveaux problèmes publics place certaines catégories d’acteurs en  position  d’experts  potentiels  et  les  amène  à  tenter  de  faire  reconnaître  une expertise potentielle afin de peser sur l’orientation d’une politique publique. Ainsi, la thèse intitulée «L’antibiorésistance: comment faire d’un risque sanitaire un enjeu de santé publique dans le champ politique français?» entend analyser la capacité des professionnels   du   milieu   scientifique   à   interagir   avec   le   champ   politique   sur l’élaboration d’une action concertée dans le domaine de la santé publique. La gestion de  la  ressource  foncière  témoigne  aussi  de  la  prise  en  considération  éventuelle  de l’expertise environnementale et de ses effets sur les manières de gérer la ressource foncière.

Commandes d’expertises par l’acteur public.
Le déficit d’expertise ou la nécessité de réorganiser l’expertise (pour se conformer aux règles managériales) incitent les acteurs publics à solliciter des experts. Ceux-ci participent  à  la  production  de  normes.  Ainsi,  le  travail  des  consultants  et  des naturalistes interpelle sur la place de l’expertise comme contribution à la délimitation opérationnelle du vivant.

1.2 Se mobiliser pour le vivant.

Un second ensemble de travaux propose d’observer les conditions d’un changement d’orientation des politiques publiques. Deux dimensions sont ainsi proposées : l’élargissement des catégories d’acteurs d’une part, les perspectives épistémologiques d’autre part.

Une première approche interroge les conditions de conciliation entre les milieux sociaux et les contraintes environnementales et sanitaires. 

Ainsi, la gestion des inégalités sociales est confrontée aux limites environnementales. Les questions d’accès et de continuité d’accès aux commodités (comme l’énergie) seront abordées. Différents projets portant sur les approches coopératives, communautaires et citoyennes de l’énergie doivent permettre d’observer comment ces acteurs (ré)émergent dans ce secteur. Les différents dispositifs juridiques sur lesquels s’appuient ces initiatives feront l’objet d’études : formes des partenariats, modes de financement, outils de planification (avec une attention particulière aux processus de participation). Les conditions d’élaboration d’une appropriation citoyenne de la transition écologique en milieu urbain font l’objet de plusieurs projets : « Cit’in » :  sur la transition énergétique (GIS Participation et Ministère de la transition écologique, 29 300 euros) et sur la transposition écologique qui vise à interroger les conditions d’une importation du modèle des villes en transition de Totnes au Royaume-Uni dans un espace urbain paupérisé. Il faut également mentionner le développement de travaux sur les technologies numériques et sur les évolutions de la ville intelligente au prisme du droit qui mesurent notamment les conséquences potentiellement négatives ou inattendues de ces évolutions. En effet, si les outils offerts par la « smart city » constituent l’une des pistes d’amélioration du cadre de vie et de l’environnement, il paraît souhaitable de veiller à la préservation de l’égalité entre les usagers, qui peut être mise en péril, par exemple par la fracture numérique.

 

Une seconde approche questionne la place des animaux non humains dans l’action publique via l’étude de la construction sociale et cognitive de la « question animale » comme problème public en France. Cela participe à une réflexion plus large sur la place des non-humains dans l’élaboration d’un contrat social élargi.

Les situations d’irréversibilités environnementales amènent à s’interroger sur le cadre théorique et les méthodologies employées pour saisir la fabrique de l’action publique. La prise en compte de la matérialité peut permettre de penser en des termes nouveaux certaines des grandes questions de la science politique : le pouvoir, les modes de composition du monde commun, les inégalités, etc. Des perspectives émergentes d’action politique face à la finitude écologique seront étudiées, dont les politiques de rationnement  et les théories catastrophistes ou collapsologiques. L’animation d’un séminaire interdisciplinaire (Lectures critiques de l’écologie politique) permet ainsi de discuter les conditions de production d’une compréhension renouvelée du rapport à l’environnement. Cela concerne l’intégration des dimensions sensibles et sensorielles dans la compréhension des mobilisations concernant le vaste champ de la transformation écologique. De la même manière, les fondements spirituels et religieux de cet investissement militant seront interrogés. La posture du chercheur ou de la chercheuse est aussi examinée, puisqu’elle se trouve confrontée à une réflexion sur les possibles limites d’une approche essentiellement constructiviste du vivant ou encore à celle de la question du matérialisme écologique et de la durabilité forte.